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17/03/2021
5 questions pour … Alessia Wyss

Dans cet article, Alessia Wyss, fondatrice de l’ASBL “En Archipel”, une coopérative artistique regroupant différents artistes qui collaborent, décrit son projet « Selk'Nord #Beautiful Alien Object ». Elle nous fait part de l’origine de son travail, des problèmes qu’elle a pu rencontrer au fil du temps et de sa campagne de financement sur Cosmos-Kosmos.be. Grâce à son expérience, elle partage également quelques conseils pour les futurs porteurs de projets.
        
Peux-tu nous parler de toi et de ton parcours artistique ?

Je suis chorégraphe et scénographe mais également plasticienne, ainsi que danseuse et performeuse, je me situe entre les arts plastiques et les arts de la scène. J’ai commencé par de la scénographie pour apprendre un métier technique et artistique plus « rare » pour éviter de passer par des difficultés financières auxquelles mes parents, notamment, ont dû faire face en tant qu’acteurs et danseurs. C’est pourquoi j’ai choisi de faire de la scénographie tout en continuant à me former en tant que danseuse grâce aux centres de formation à Bruxelles comme le Tictac Art Center, la Raffinerie, le Studio Hybrid ou Danscentrumjette. Je pouvais apprendre la danse le matin, l’après-midi aller travailler et le soir je faisais de la scénographie. Ensuite, j’ai mélangé les deux en faisant des installations que je rendais actives par le corps, soit un corps performatif ou un corps dansant.
 
Au fur et à mesure, je me suis rendue compte que j’avais vraiment besoin d’approfondir ma recherche dans la danse. C’est la raison pour laquelle je me suis inscrite à l’ISAC, l’institut des arts et des chorégraphies aux beaux-arts de Bruxelles. Cette formation m’a permis d’acquérir une légitimité dans le secteur de la danse et de la chorégraphie. À ce moment-là, je bénéficiais du statut d’artiste donc je me suis mise à faire de la chorégraphie pure et dure. J’ai commencé par un projet en espace muséal qui touchait à la question de l’identité et de l’exotisme. Puis, j’ai finalement gardé le sujet de l’exotisme en faisant une recherche pour une pièce en espace scénique, dans ce qu’on appelle une boîte noire. Cette recherche a démarré par la rencontre de la culture chilienne lors de mon premier projet pour lequel je travaillais sur la question de « l’identité perdue en Europe ».
 
Mon père a vécu 15 ans en Amérique latine, ensuite mon frère est parti vivre là- bas et s’est marié avec une chilienne qui est artiste performeuse. Elle m’a fait découvrir la culture chilienne actuelle et le « folklore » encore vivant. La culture populaire a été transmise de génération en génération sans avoir eu besoin de trace écrite ou d’archives. L’élément qui m’a intrigué, c’était l’imagerie des Selk Nam un peuple indigène du sud du Chili qui officiellement aurait disparu. La reproduction de leur image joue un double rôle. Elle est à la fois une commémoration pour les personnes qui cherchent à reproduire leur image en les mettant en valeur mais en même temps elle confirme leur disparition. Les images de ce peuple sont sorties de leur contexte et sont sanctuarisées de la même manière qu’on le fait pour les morts. La réappropriation de ces images dans des objets touristiques atteste qu’ils appartiennent au passé et retire par conséquent la légitimité de donner des droits spécifiques aux héritiers des Selk Nam. C’est pourquoi le traitement d’une image demande beaucoup de respect et d’analyse.
 
Le deuxième élément de la culture chilienne qui m’a intéressé et qui touche au thème de la disparition concerne la « Cueca Sola ». Il s’agit de femmes, pendant la dictature de Pinochet, qui pratiquaient la Cueca, une danse et une musique chilienne traditionnelle. Ces femmes dansaient une chorégraphie de couple mais seules, marquant ainsi le fait que les hommes avaient disparu, sans pouvoir le dénoncer par des mots puisqu’il s’agissait d’une dictature. Ce qui m’intéressait c’était de voir comment une danse pouvait raconter quelque chose sur la disparition mais aussi sur les transmissions orales qui dépassent tous les impérialismes ou le colonialisme et qui s’est créé grâce à la rencontre de trois différentes cultures juste au même moment que la colonisation.
 
Le spectacle s’est vraiment attardé sur la Cueca en elle-même. La créatrice sonore, le dramaturge de la pièce et moi sommes partis plusieurs fois pour effectuer des repérages, rencontrer des gens, travailler avec l’université du Chili soutenus par l’ambassade de Belgique au Chili. On a pu se rendre compte de l’importance de l’art dans nos vies, puisque cette danse témoigne d’un moment historique qui n’a pas été racontée dans l’histoire officielle du Chili étant donné qu’elle  a été réécrite par le système  néo-libéral de Pinochet.
 
Dans notre projet, on a voulu insister sur la différence entre les types de Cueca : la Cueca institutionnelle, qui est la plus représentée car c’est celle qui a été imposée par Pinochet, mais il y a aussi la Cueca urbaine, la Cueca populaire, celles qui ont réécrit l’Histoire.
 
Nous nous sommes intéressés à cette danse qui, malgré l’impérialisme, a résisté. Elle a su se conserver malgré la modifications des vêtements utilisés selon le type de Cueca, des lumières, etc. Ce qui demeure, ce sont les déplacements, la rythmique et la relation entre les danseurs. C’est cette base qui a servi à la réalisation de la pièce. Ces éléments d’une danse peuvent s’appliquer à différents univers et moments de l’histoire. Lors de notre spectacle, nous refaisons chaque fois cette danse mais avec des costumes différents, une lumière différente, avec une ambiance et des contraintes d’objets qui varient. Ce qui fait le lien avec l’Europe et surtout Bruxelles, ville cosmopolite et multiculturelle, c’est la manière dont trois individus différents peuvent s’entendre en conservant toujours leur singularité et leur propre rythme. Cela renvoie au questionnement ; comment être différent et cohabiter tout en restant soi-même.
 
À quel moment Cosmos-Kosmos t’as semblé être intéressant pour ton travail ?

J’ai répondu à l’appel qui a été lancé pour la plateforme juste avant la crise sanitaire. Au cours de ces trois dernières années, j’ai compris que dans la création, il était souvent question de budget et de co-production. Il a fallu évidemment mettre une base financière mais en termes de faisabilité du projet, le seul moyen était de passer par un système de crowdfunding. J’ai mis un peu de temps à le mettre en place car selon moi, demander de l’argent dans le cadre d’un contenu artistique pourrait mettre certaines personnes mal à l’aise. De manière générale, demander de l’argent c’est compliqué, c’est montrer une certaine fragilité, une difficulté financière, un peu en échec d’une certaine manière, bien qu’il s’agisse d’une problématique plutôt personnelle. Pour mon projet, j’ai voulu que mon équipe soit composée d’artistes que je choisis pour leur art et ce qu’ils font, mais aussi des artistes qui n’ont pas forcément l’opportunité de vivre de leur art. Ma priorité était de pouvoir payer correctement mon équipe.
 
Ensuite, il y a eu la « covid » et je me suis rendue compte que la majorité de mes partenaires étaient de l’autre côté des frontières, parce qu’il est plus facile de réaliser des tournées à l’étranger lorsqu’il s’agit de prestation de danse, plutôt que pour le théâtre par exemple.  Mais aussi parce qu’il y a énormément de chorégraphes et de danseurs en Belgique et très peu de théâtres qui programment de la danse.  Les tournées qu’on a programmées ont été annulées et je n’étais pas sûre qu’elles allaient être reportées. Il était indispensable, pour pouvoir convaincre mes partenaires, de leur prouver que je pourrai reporter des dates et la tournée sans devoir l’annuler complètement. Le crowdfunding a été nécessaire et cette enveloppe me permet notamment de payer, plus que prévu, la vidéaste qui fait la captation du spectacle. J’ai pu me permettre de contacter des musiciens pour faire une réelle création musicale, un vrai morceau de musique à partir des souffles produits par les danseurs lors du spectacle. C’est un réel travail de musicien puisqu’ils doivent réussir à montrer grâce aux souffles, comment passer d’une rythmique dissonante à une musique qui est celle de la Cueca. J’ai de suite été intéressée par Cosmos-Kosmos.be car la plupart des partenaires avec lesquels je travaille se trouvent à l’étranger alors que l’ASBL est située en Belgique. Pour moi, comédien.be et Cosmos-Kosmos sont des partenaires qui m’apportent davantage d’ancrage en Belgique.
 
T’es-tu servi de moyens de communications particuliers pour partager le lancement de ce projet ?

Je ne suis pas très bonne en communication, j’ai principalement partagé ce projet de crowndfunding sur les pages Facebook et Instagram. Mais les gens n’ont pas forcément vu que je demandais de l’argent et je ne connais pas exactement les horaires propices pour poster des publications. J’ai une compagnie qui s’appelle « En archipel », un clin d’œil au philosophe Édouard Glissant, que j’ai créée au début pour moi mais dans l’objectif de l’ouvrir à d’autres chorégraphes pour faire un travail en coopérative en s’entraidant entre chorégraphes. Avec la « covid », il y a une forte solidarité qui s’est créée, on fait pleins de réunions, on s’entraide. Et désormais, il y a deux personnes de « En Archipel », qui s’occupent de la communication, elles ont relayé l’information à propos de ma recherche de financement ainsi que posté mes publications au bons moments, plus stratégiquement. Mais ce qui a le mieux fonctionné, ce sont les e-mails, même si les participants étaient majoritairement des amis de mes parents. C’est peut-être une question de génération parce que les artistes trentenaires en période « covid » n’ont pas forcément beaucoup de moyen. Il me semble qu’il n’y a eu qu’une seule personne que je ne connaissais pas, provenant du milieu de la culture, sinon il s’agissait majoritairement de personnes de la cinquantaine, principalement du milieu culturel.

As-tu rencontré ou rencontres-tu des difficultés dans la mise en œuvre de ton projet ?

En termes de problématique, je dirais surtout humainement parlant, c'est-à-dire, lorsque cela concerne l’affect au sein d’une équipe. Il y a aussi la difficulté de rester constant dans sa confiance personnelle qu’on place dans le projet. Le plus compliqué c’est de conserver la confiance de son équipe et trouver des financements. Il y a des hauts et des bas, on se sent parfois seul puisqu’on est face à nous même dans la réalisation du projet. Mais il faut continuer à croire en soi et en son travail pour que les autres puissent y croire aussi. Un micro-doute peut faire basculer la confiance de toute l’équipe. Il ne faut pas non plus attendre forcément de reconnaissance du travail qu’on produit, même si elle peut arriver à un moment, il ne faut pas l’attendre afin d’éviter d’être déçu.

As-tu des conseils à donner aux futurs porteurs de projets ?

Dans le même registre que le fait de ne pas attendre la reconnaissance, en parallèle on pourrait dire qu’il faut vraiment faire ce qui nous intéresse et ce qui nous plaît, plutôt que de faire ce que l’on sait faire. Puisque si on fait ce que l’on sait faire, on sait que ça va plaire, on va finir par attendre une reconnaissance mais sans que ça nous intéresse vraiment. Alors que si on fait ce qui nous plait et ce qui nous intéresse vraiment, on n’aura pas besoin de reconnaissance et on réussira à transparaître quelque chose de nouveau, des nouvelles découvertes, des nouvelles visions du monde.
La patience est également indispensable. Un projet, c’est long. Dans mon cas, j’ai pris 3 ans à le mettre en place, ça ne se fait malheureusement pas instantanément. Il faut rencontrer les partenaires, leur présenter le projet, les re-rencontrer, continuer à leur donner confiance en nous et dans le projet. Donc je dirais vraiment patience, patience, patience.
 
Un petit mot pour la fin ?
 
La question qui me préoccupe le plus pour le moment, c’est comment la Belgique pourrait programmer plus de danse, surtout en tant de « covid » où les frontières sont difficiles à traverser. Mais quoiqu’il arrive Keep moving, keep doing, il faut continuer à bouger et à danser. Notre responsabilité en tant qu’artistes, c’est aussi de continuer à faire et partager notre art malgré les situations instables. Le point positif que je vois actuellement, malgré les réelles difficultés que rencontrent les artistes, c’est que, depuis la « covid », il y a beaucoup plus de solidarité et d’entraide qu’avant.
 
Pour terminer, il y a une phrase que je dis dans le spectacle : « elle m’avait dit que ce qui se passe aujourd’hui au Chili arrivera demain en Europe.» Il y a à peu près deux ans, on avait abordé le sujet avec quelques universitaires, et notamment avec Andrea López Sáez de l’ambassade belge au Chili, du néolibéralisme qui avait commencé au Chili et de la manière dont fonctionne le Chili aujourd’hui. La discussion tournait autour du fait que c’était finalement ce qui allait arriver dans tous les pays néolibéraux qui sont en train de mettre en place ce système. L’Europe a un peu résisté puisqu’elle n’était pas en période de crise mais tout moment de crise permet à un nouveau système économique de s’installer. La crise sanitaire que nous traversons aujourd’hui pourrait mener à une crise économique. Ces situations pourraient ensuite justifier la mise en place d’un nouveau système économique qui pourrait précariser les plus pauvres. À l'avenir, nous pourrions fonctionner de la même manière qu’en Amérique latine aujourd’hui, c’est pourquoi il serait intéressant de voir comment cela se passe ailleurs, pour pouvoir réagir à temps. Il faut impérativement continuer à s’entraider et ne surtout pas céder à la panique et propager la peur.
 
Mille fois merci à Alessia Wyss pour avoir offert de son temps et de son énergie pour la réalisation de cette interview ! Son projet est toujours disponible sur le site Cosmos-Kosmos, n’attendez plus pour le découvrir !